Etrange pour un premier titre, non ? Pourquoi pas la carotte et le fer à souder ?
Et pourquoi mélanger d'entrée de jeu énergie et tomates ?
Il se trouve que l'énergie et les légumes occupent conjointement une bonne part de mes pensées depuis quelques temps, en particulier ceux que l'on peut produire soi-même, et le rôle qu'ils sont appelés à jouer dans la Transition que nous vivons, consciemment ou non. "Cultiver son jardin [est] un acte politique", disent certains ; il en va pour moi de même de l'énergie, ce qui me fait deux très bonnes raisons de débuter ainsi ce blog.
Autant le dire tout de suite, il y sera souvent question d'énergie -mais pas que.
Certes, j'eusse pu intituler ce premier billet "Énergies distribuées : Pourquoi Skavenji ?" et accoucher d'une belle chronologie en trois chapitres et neuf sections thématiques. Ou bien tenter d'apporter un éclairage pertinent sur "les enjeux des dernières évolutions réglementaires en matière d'autoconsommation". Ou encore me hasarder comme tant d'autres à un cours se rêvant magistral sur Les Grandes Problématiques Énergétiques Du Monde Des Gens Sérieux mais voué lui aussi à échouer, victime de mes propres petits biais intellectuels.
Heureusement que la facilité est la plus forte, car il est sans doute plus honnête et plus intéressant d'en rester pour l'instant à une petite explication de ce choix éditorial, moins audacieux qu'il n'y paraît.
Et donc, pourquoi parler d'énergie avec des tomates ?
Pour commencer, tout simplement parce qu'un kilowatt-heure demeure très abstrait pour la plupart d'entre nous et qu'il est difficile de se faire une idée de ce qu'il représente. A l'inverse, tout le monde ou presque a déjà eu une tomate entre les mains et peut intuitivement se faire une idée de sa vie avant l'assiette.
Et puis ce fruit sympathique et populaire partage quelques caractéristiques très intéressantes avec l'énergie :
En effet, la tomate est elle aussi devenue au fil des générations ce que l'on appelle une commodité, c'est à dire un produit standardisé, essentiel et courant, aux qualités relativement définies et bien connues de ses acheteurs.
Disponible auprès de nombreux fournisseurs, elle est plus ou moins interchangeable. On l'achète donc sans trop se poser de questions, pourvu qu'elle rentre dans nos critères de qualité, de provenance, d'aspect extérieur, de saveur, de texture, de conditions de production,…
Et surtout de prix, qui doit être "raisonnable". L'acheteur acceptera éventuellement de payer un peu plus cher certaines de ces qualités (disons le double ou le triple de la normale pour du bio local, délicieux et à la peau éclatante, et moins du dixième pour un baril de concentré frelaté passé par trois continents) mais l'élasticité de la demande reste forte. On n'insistera pas dans ce billet sur la distinction fondamentale entre prix et coût, mais son tour viendra.
Quoi qu'il en soit et comme pour toute commodité, la concurrence entre tomates se fait essentiellement par les prix, les marchés sont mondialisés, dominés par de gros acteurs et les pratiques qui vont avec… Et ressemblent furieusement à ce qui s’observe ailleurs. La métaphore devient intéressante, n'est-ce pas ?
Bref, pour les orthodoxes, acheter une tomate est exactement comme acheter de l'énergie : un acte rationnel à tous les sens du terme.
…Tous ? Non.
Il existe une irréductible tomate qui résiste encore et toujours à l'envahissante loi du marché et dont les aventures sont traduites dans presque toutes les langues : c'est la tomate du potager, celle qui pousse sur les balcons, sur les toits ou dans les jardins, partagés ou non.
Celle-là, comme diraient les winners, n'a rien compris à la vie : elle se moque de la rationalité du troupeau, et ignore royalement la course au moins-disant. Pourtant pour ses producteurs-consommateurs, elle est spéciale -non, elle est unique.
- L'aspect ? Sa couleur variable, sa forme parfois, hum, avant-gardiste, les taches ou les gerçures qui sur un étal ne lui vaudraient que le dédain des clients n'ont aucune importance : c'est la plus belle aux yeux de son jardinier ; on a même inventé le terme de "tomate moche" tout spécialement pour mettre des mots sur son charme brut et sauvage.
- Le goût ? Mais c'est la meilleure tomate du monde ! C'est simple, on n'en a jamais mangé de plus savoureuse. D'ailleurs on se sent grandir à mesure qu’elle mûrit (et elle guérirait à elle seule du cancer et d'Alzheimer en plus de la dépression que l'on n'en serait pas autrement surpris)…
- La rationalité ? Check ! Avec moins d'un gramme de graines venues de chez un ami, de chez kokopelli ou d'un fond de salade de l'an dernier, on se régale tout en ayant recyclé localement une partie de ses déchets, fixé du carbone et de l'eau de pluie dans le sol… et économisé (un peu) pétrole et emballages. Si l’on y ajoute les spectaculaires vertus pédagogiques et apaisantes d'un potager, tout cela se défend assez bien.
- La compétitivité ? Les experts du Cercle De La Raison (pour lesquels tout ce qui ne peut être quantifié ni marchandisé n'existe pas) sont formels : c'est la tomate la plus désastreusement chère du monde, vu le matériel (bacs, terreau, tuteurs, outillage, etc.) et surtout le temps que vous lui avez si déraisonnablement consacré. Toutes ces fariboles d’alternatives sont parfaitement ridicules voyons, soyons sérieux et constructifs. Donnez plutôt votre temps et votre argent à la publicité et l'infotainment, la croissance le leur rendra. Bref.
Seulement voilà, la réalité dit autre chose : cette course industrielle au prix bas se fait surtout au détriment de la petite production maraîchère de qualité, mais ne parvient toujours pas à éradiquer le potager… Étonnant non ? Et surtout scandaleusement irrationnel. Ne cherchez plus la cause des imperfections du monde : ce sont les agents économiques défectueux comme vous qui entravent sa bonne marche.
En résumé, on peut donc dire que la tomate maison est hors-mar-ché. Nananère.
Bon, ce point réglé il est utile de rappeler qu'elle ne dispense en revanche bien sûr pas d'aller faire ses courses ! Même si l'on peut conserver ou reprendre un peu le contrôle de son alimentation en se réappropriant à travers elle notre rapport à la nourriture, elle ne rendra personne autosuffisant. Plus maintenant -y compris en tomates, d'ailleurs.
Pourtant et tel le colibri de la fable, si la première tomate du potager ne change pas à elle seule la face du monde elle représente déjà quelque chose d'important : assurément pas suffisant, mais terriblement nécessaire.
Génial, me direz-vous, car cela signifie que toutes ces merveilleuses qualités sont transposables au kilowatt-heure ?
…Toutes ? Non plus, hélas.
Car ce beau parallèle bute sur une différence de taille : l'énergie maison, elle, n'a pas encore sa place dans la Transition citoyenne.
Si l'on est bien de plus en plus libre de choisir son énergie au moment de l'acheter (et c'est déjà un sacré progrès), et bien il faut toujours… l'acheter, sous une forme ou une autre : du supermarché à l'épicerie bio, en passant par l'éolienne ou les panneaux solaires que l'on paie et fait installer par un professionnel (et encore, à condition d'en avoir la capacité foncière et économique, pas si courante que cela), il s'agit toujours de consommer. Consommer à plus ou moins bon escient l'énergie dont l'on a besoin, dans un cadre strictement défini, avec toujours des comptes à rendre à quelqu’un.
En effet le premier gros problème de l'autoconsommation énergétique actuellement est que l'on est obligé d’aller préalablement mélanger ses tomates avec toutes celles du Marché d'Intérêt National, avant de pouvoir les "récupérer" (ou plutôt en manger d'autres) lorsque l'on a faim, car elles se conservent très très mal. Oui je sais, mais c'est tout de même à peu près cela. Du coup, et ce n'est pas sans logique, chaque potager, chaque jardinière, chaque pot se retrouve à devoir subir les mêmes contrôles sanitaires que la production professionnelle. Et bien sûr le monsieur des Halles est seul habilité à venir chez vous pour à la fois récupérer vos tomates et vous livrer celles du déjeuner.
Pas terrible tout cela, mais n'oublions pas qu’il a longtemps été techniquement difficile de faire autrement. De plus, la priorité historique du système demeure d'alimenter le pays à volonté et surtout sans rupture prolongée car la notion même de civilisation en dépend désormais ; la santé vient en second, et le goût… voir plus haut. Sortir du système implique donc de renoncer à manger des tomates une fois la saison passée, sauf à investir lourdement dans des équipements de conservation pour profiter toute l'année de ses excédents de production, ou bien à chauffer et éclairer luxueusement sa petite serre personnelle en permanence parce qu’on le vaut bien. Bof.
Pour l'heure donc, l'énergie maison reste malvenue dans notre mix et son utilisation précaire, cantonnée à des niches hors réseau, du hacking semi-légal ou du bricolage personnel. Il demeure extrêmement difficile de donner corps à une petite idée folle, de construire, tester et exploiter une initiative individuelle, de permettre la réalisation concrète des innovations citoyennes.
Energie maison et industrielle sont pourtant tout aussi complémentaires que leurs sœurs tomates, et devraient logiquement pouvoir cohabiter, à l'instar de cette association qui rend la cuisine quotidienne plus résiliente, durable… et agréable. Après tout, l'agro-industrie elle-même a fini par ne plus totalement dénigrer le bio et s'y intéresser prudemment, intimidée par les pouvoirs surnaturels du potager.
Mais c'est là qu'arrive le second problème de l'énergie : elle est démocratiquement en retard sur le reste de la société. L'idée même d'une telle évolution demeure difficilement supportable pour toute une génération de vaillants jardiniers en blouse blanche et casque colonial qui s'est escrimée des décennies durant et non sans un certain succès à faire passer la tomate pour un fruit ultra-délicat, ne pouvant pousser n'importe où ni être cultivée par n'importe qui, vous comprenez, c’est une affaire d’adultes, etc. En gros, c'est ma vieille bolognaise en boîte ou bien la disette, un point c'est tout, et ceux qui prétendent le contraire n'y connaissent rien en cuisine. D'ailleurs, j’ai ma carte officielle de Champion Nationâl, moi môssieur ; tu sais ce que mon ministre va en faire, de l'agrément de tes petites semences low tech pouilleuses même pas brevetées ? Tiens !
Ce ravissant conte pour enfants d'une chaîne alimentaire immaculée, ultra-complexe mais forcément infaillible par nature, déjà fragilisé par l'émergence appétissante de nombreuses variétés potagères prometteuses dans les années 60-70 ainsi que par La Grande Panne de Réfrigérateur qui menace depuis maintenant une génération, battait ainsi de l'aile bien avant Les Grandes Gastros des Années 1980-2010 (voir ici, ici, là, ici aussi, et pourquoi pas là encore). Il a cependant fonctionné et réussi à retarder la prise de conscience, d'autant plus efficacement que la perspective de devoir commencer un régime pour pouvoir goûter à mieux (et accessoirement tenter d’échapper aux conséquences tout aussi fatales de la famine et de la malbouffe extrême) n'enchante pas encore grand monde… Bref, si l'émancipation nutritionnelle est déjà là, l'émancipation énergétique est, elle, encore loin. Mais pas inaccessible.
En attendant, longue vie à la tomate maison, et portez-vous bien !